Inquiétantes merveilles

d’après Emilie Bouvard (Historienne de l’art) 2007

Portraits a découvert Najah Zarbout à la galerie Itinérrance, rue Goscinny, au printemps 2007. Cette exposition montrait à la fois de grands dessins à l’encre de Chine sur toile représentant des femmes d’une façon royale, comme en majesté. 

L’œil est alors frappé par la richesse de leur maintien, et par le tracé de leur luxuriante chevelure qui cascade sur leur dos et leurs épaules. Ces femmes se tiennent face au spectateur, le regard fier. Un trône, chaise de bois traditionnelle ouvrée portant sur son dossier une de ces images apparaît comme leur accessoire nécessaire. 

Le trône, bois, résine, 2007.

Pour cette exposition, Najah Zarbout a aussi réalisé des sculptures, d’immenses yeuxfleurs, ou de plus petits plantés dans une jardinière, noirs, qui regardent le spectateur, avec plus ou moins d’aménité. La matière cheveux et les yeux se réunissaient dans une grande œuvre mêlant le motif des yeux et celui des cheveux, et évoquant une matière végétale, comme un rhizome, mais douée de vision.

Ainsi la femme au jardin, la rencontre topique de la femme et du jardin, le jardin clos qui protège la femme du roman chrétien médiéval ou de la poésie persane, la femme devenue jardin des délices dans ces diverses traditions littéraires, prend chez Najah Zarbout d’inquiétantes résonnances. Les yeux sont ambigus. Ils regardent et ils surveillent. Ils semblent venir d’un conte de fée où les fleurs seraient douées de conscience mais d’une conscience concentrée sur une activité de surveillance – les yeux de Najah Zarbout évoquent peut-être davantage des caméras à la présence noire proliférante que d’aimables fleurs enchantées. 

La clef de cet ensemble est donnée selon l’artiste par Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll – source du motif des fleurs. Najah Zarbout fait de cette œuvre une importante source d’inspiration de son travail. Les raisons en sont multiples : le personnage d’Alice, jeune fille curieuse devenant femme et multipliant les transgressions par rapport à une société victorienne étouffante, mais aussi en parallèle dans le monde imaginaire, est une figure à laquelle l’artiste tend à s’identifier.

De plus, Lewis Carroll a une pratique d’inventivité verbale particulière qui se situe sur deux plans. D’un point de vue narratif, en romancier, il construit un monde imaginaire absurde mais paraissant vraisemblable au lecteur, et y développe une histoire – cet aspect narratif est très présent dans le travail de Najah Zarbout.

Lors d’une exposition récente à la MIE, elle a présenté une Chambre désinfectée. Celle-ci, pièce close à la lumière violette évoque un laboratoire high-tech de conte de fée du 21ème siècle. Des yeux-fleurs sont collés au mur et, au centre, une étagère présente les différentes étapes de la fabrication d’un œilfleur à l’éclosion et aux premiers soins, en passant par l’insémination d’un œuf en plastique avec du gel à l’intérieur, et sa mise en couveuse. On se trouve ici au cœur de ce qui fait l’intérêt de son travail : l’aspect féérique – œufs brillants, fantasmagorie des outils pour les soins (mascara…) – entre vite en concurrence, et sans que cette tension ne se résolve, avec d’autres connotations : un univers médical manipulant, une vague suggestion des difficultés d’une insémination artificielle, thème qui croise celui de la condition féminine en général, et toujours, cette idée de surveillance. 

 Lewis Carroll pratique aussi l’invention de mots, ce qui dans un texte apparaît comme un baptême démiurgique créant de nouvelles réalités – on pense à La chasse aux Snarks. Cette poïesis, cette fabrication, reposant sur une manipulation du langage et créant des êtres chimériques, joue beaucoup dans le travail de Zarbout. Par exemple, l’installation réalisée en 2007 dans le parc de la Cité Universitaire comporte d’une part un Champ de vision, plantation d’yeux mais dont le champ de vision ne laisse aucune zone où se cacher, ainsi qu’une boîte gigantesque à l’allure d’innocent cadeau appelé C. S. : Cadeau Schtroumpf, drôle et amusant, mais aussi Colis Suspect, objet terrifiant.

Une terreur contemporaine est transposée dans un univers merveilleux, dans un mouvement de translation et provoque l’interrogation et le malaise, en partie parce que le propos de l’artiste n’est pas posé et qu’elle nous laisse face à cette peur. Un immense œil-Cyclope collé contre un mur en arcade du hall de la Cité U, et comportant en son centre une silhouette noire que le spectateur, nouveau Caïn, croit être la sienne va ainsi jusqu’à suggérer que cette expérience d’être surveillé sans cesse, silhouettes devenues objets sur les films des caméras, a quelque chose de mortifère.

Le thème de l’œil a ainsi un sens général qui renvoie aux frayeurs de notre société, principalement occidentales d’ailleurs. Artiste tunisienne vivant en France depuis cinq ans, Najah Zarbout associe à ses yeuxfleurs l’abondance des caméras dans les couloirs du métro parisien, ainsi que le fait qu’elle soit aussi parfois regardée comme suspecte. Mais, elle évoque aussi une culture tunisienne où elle a grandi dans laquelle l’œil et le regard sont particulièrement connotés, qu’il s’agisse du mauvais œil, arme perçue d’ailleurs comme plutôt féminine, ou de l’attention portée au comportement visible et public des femmes par exemple. Les yeux-fleurs thématisent généralement le regard comme regard orienté, « regard de », intentionnel. Ainsi, dans ses installations, la Fleur-œil pourtant féminine semble surveiller les figures de femmes désirantes, comme ces princesses que l’on évoquait plus haut, ou désirées. Najah Zarbout a ainsi réalisé de très belles encres sur toile figurant des écheveaux sensuels de cheveux qui évoquent certains dessins à l’encre de Louise Bourgeois où l’on retrouve une qualité organique du cheveu.

Dans cette matière voluptueuse et libre, on trouve aussi parfois de petits yeux-fleurs : ornements apprivoisés symboles de liberté ou signe que la femme a intégré cette surveillance qui porte particulièrement sur son sexe ?

Une vidéo, Elles, qui n’est pas sans rappeler certaines vidéos d’Abdel Abdessemed, Passé simple (1997) ou Chrysalide, çà tient à trois fils (1999), montre Zarbout accumuler différents vêtements sur elle, puis les enlever jusqu’à être vêtue d’un débardeur. Elle suggère ainsi que son identité ne tient pas qu’à un fil. 

Ainsi, on retrouve Alice. Le livre de Lewis Carroll est plein d’allusions à la sexualité dans un cadre absurde et drolatique. Le travail qu’effectue Zarbout sur la condition féminine évoque un trouble dans le désir, et l’Histoire de l’œil de Bataille qu’elle connaît très bien. Les yeux-fleurs ont aussi des yeuxsexes : « l’œil, la « friandise cannibale » d’après Bataille reste la source et l’objet d’un plaisir mêlé à l’inquiétude », lit-on sur son blog. Le monde merveilleux nous place d’emblée dans un registre qui n’est pas spécifiquement sociétal ou économique du type « Condition de la femme musulmane » ou « Féminisme occidental ». Le monde féérique dit d’emblée que l’expérience de l’artiste dans ces deux champs est translatée dans ce monde merveilleux c’est-à-dire archaïque, fantasmatique, ambigu et multivoque. Il est question généralement dans le travail de Najah du rapport de la femme comme être procréant à son propre désir, désir sexuel, désir de liberté, et à sa place face aux autres perçus comme un ensemble de regards intériorisés. Une très belle série récente de petits dessins à l’encre, exposée à la MIE au printemps 2008, s’apparente à un journal intime rédigé et dessiné dans le métro. Les textes accompagnent des images de femmes souffrant ou enceintes, et l’on y retrouve l’inspiration biologique, de sciences naturelles, et racontent d’étranges petites histoires. Le métro est en effet pour Zarbout une sorte de concentré contrasté de la société.

Aujourd’hui, Najah Zarbout travaille à des « boîtes », « parce qu’ [elle] se sent comme dans une boîte », « parce que la boîte, c’est [elle] ». La poursuite du travail sur le thème de l’enfermement l’amène à essayer différentes échelles et à expérimenter de nouvelles solutions de sculptures et d’installations.